Depuis la popularisation d’internet au début des années 90, on estime qu’à ce jour 61% des personnes à travers le monde utilisent le web tous les jours pour leurs besoins personnels ou professionnels, une révolution à l’échelle du temps humain !
Ce qui est encore plus surprenant, c’est la rapidité avec laquelle internet s’est imposé dans le quotidien des utilisateurs via une invention géniale, le smartphone, dont le marché a explosé en 2007. En 15 ans à peine cet outil a conquis 40% des habitants de notre planète, engendrant une proximité virtuelle des personnes, tous acteurs dans ce que McLuhan appelle le « village planétaire ».
On ne peut nier l’utilité de la révolution numérique tant au niveau personnel que professionnel et la diaboliser serait un non-sens. Néanmoins, il est important de comprendre la différence entre une utilisation libre et un asservissement dangereux pour l’équilibre psychique.
Qu’est ce que la cyberdépendance ?
Clarifions tout d’abord le vocabulaire lié à la cyberdépendance : selon les courants et les supports numériques, les experts utilisent les termes d’addiction à internet, usage pathologique ou compulsif d’internet, dépendance ou utilisation compulsive des écrans, netaholisme, hyperconnexion ou cyberdépendance.
Il n’y a pas plus de consensus sur la définition et les outils qu’engloberait cette addiction : on retiendra ces définitions qui résument cette activité addictive : « « une utilisation des technologies ou des moyens de communication offerts par Internet qui engendre des difficultés chez l’individu » (Sergerie, 2005), « une surutilisation (des outils numériques) qui amènerait un sentiment de détresse et des difficultés au niveau psychologique, social ou professionnel » (Caplan, 2002; Young, 1998, 2004).
Concrètement, comment évaluer l’addiction à internet par rapport à un simple mésusage ?
Comme pour les autres addictions, on ne mesure pas l’addiction en fonction de critères quantitatifs mais plutôt en fonction des impacts négatifs sur la personne dépendante. Voici les éléments évalués dans un diagnostic :
Ce sont en effet la souffrance de la personne et les impacts négatifs sur sa vie qui doivent alerter l’entourage pour amener la personne à consulter, notamment :
Les cyberdépendances évoluent avec le développement technologique et les algorithmes
Les études sur la cyberdépendance sont relativement récentes, diverses et les classifications ne concordent pas toujours. On peut différencier différents comportements addictifs selon le support numérique ou l’objectif de l’utilisateur. En voici quelques exemples :
La cyberdépendance en lien avec les activités sexuelles : la plus commune sur la population générale, avec notamment le cybersexe, les sites de rencontre ou d’échanges, vidéos, tchats, recherche de partenaires, webcam. Ces comportements sont privilégiés par rapport aux relations de couple et amènent également à des ruptures des relations sociales.
Smartphones et cyber-relations : on considère que l’addiction aux smartphones est une des formes cliniques de l’addiction à internet, notamment grâce aux applications : sites de rencontres, réseaux sociaux, messageries instantanées, textos, courriels… Ces outils offrent une vie sociale plus diverse, plus intense, avec une infinité d’échanges et un sentiment d’appartenance à de nombreux groupes sociaux… Le sujet consulte simultanément plusieurs conversations, une forme « d’hyperphagie communicationnelle » chronophage avec des symptômes d’hyperactivité. Divers phénomènes de manque ou d’utilisation peuvent même apparaitre :
Les dépendances aux jeux en ligne : avec les jeux d’argent et de hasard en ligne(poker, paris, achats), les jeux vidéo ou les jeux d’arcade sur smartphones. Les jeux vidéo en réseaux qui sont populaires chez les jeunes et de plus en plus tôt dans l’adolescence (5% des jeunes y jouent selon l’OFDT). A noter, les jeux de rôles multi-joueurs à grande échelle (MMORPG) qui ont pour particularité que les défis de chaque joueur ne sont jamais vraiment terminés, générant une frustration qui le pousse à continuer ou à y revenir de manière irrépressible. Les joueurs y passent tout leur temps au dépend de leur vie hors ligne, on les appelle les no life (Psychologie des écrans, Xanthie Vlachopoulou, Sylvain Missonnier).
L’hyperconnexion professionnelle : Les smartphones et le télétravail ont également concourus au grignotage progressif de la vie privée des salariés : les smartphones professionnels avec courriels, messageries instantanées, textos et autres applications-maison font partie du quotidien des travailleurs. Cette pratique n’est plus limitée aux métiers du tertiaire avec le développement de ces outils dans toutes les catégories professionnelles.
Or, les études sur les risques psychosociaux pointent du doigt les dangers liés à l’intensification de la charge de travail couplée à la digitalisation des échanges puisqu’ils favorisent des comportements addictifs envers les outils numériques, le workaholisme (l’addiction au travail) et l’épuisement professionnel. Malgré leurs efforts répétés afin de fixer des limites, les salariés ne peuvent s’empêcher de lire leurs messages à chaque bip et restent psychiquement disponibles (la charge mentale), sans trêve indispensable à leur équilibre psychique : ils négligent leur vie privée, leur stress augmente et leurs ressources s’amenuisent.
Le cyberamassage : avec la numérisation et les dispositifs facilitant le stockage, des personnes peuvent progressivement consacrer une grande partie de leur temps à amasser des données, des informations, photos ou fichiers, en passant d’un site internet à l’autre de manière compulsive, en classifiant les trouvailles « au cas ou », jusqu’à une forme de servitude. Elles se dispersent dans l’information, négligeant leurs activités professionnelles ou familiales. Dans les cas les plus extrêmes, passer sa journée à chercher, traiter et garder des données peut amener à un syndrome de Diogène (une accumulation compulsive d’objets avec dégradation de la vie sociale) numérique.
Comment devient-on dépendant ?
Plusieurs facteurs, internes ou exogènes, participent à la mise en place d’un usage nocif d’outils internet. Alexis Peschard décrit dans son livre « Tous accros aux écrans » ces facteurs de risques, à la fois neurobiologiques (certains neurotransmetteurs étant variables d’un individu à l’autre), individuels (âge, sexe, maturité cérébrale, personnalité) mais aussi environnementaux. La cyberdépendance peut alors devenir une stratégie de coping, pour faire face à des difficultés persistantes. Ne négligeons pas non plus le potentiel addictif de certains outils internet car ce type d’addiction peut finalement impacter n’importe quel profil d’utilisateur.
Néanmoins, on notera une prévalence de la cyberdépendance chez les « générations internet », du fait de leur facilité d’adaptation aux nouveaux outils, mais aussi chez les adolescents, qui ont une appétence particulière en termes de nouveaux échanges sociaux et de recherche de plaisir via le numérique.
C’est bien la notion de plaisir qui est princeps dans la mise en place de conduites addictives : grâce au circuit de la récompense, une fonction archaïque, la dopamine est libérée massivement dans le cerveau lors d’une activité riche en sensations, procurant un plaisir intense plus ou moins long, ce qui amène à reproduire le comportement. Malheureusement, à cause du phénomène de l’accoutumance, l’individu doit augmenter la pratique, se connecter plus souvent, plus longtemps, pour retrouver des sensations similaires aux premières excitations… c’est l’engrenage.
Les plateformes et les jeux sont aussi un bon moyen de mettre à distance temporairement les soucis du quotidien, le stress, voire des symptômes anxiodépressifs. Ils peuvent être une porte de sortie face à émotions difficiles en absorbant toute l’attention de la personne, de manière immersive. Ils peuvent aussi devenir le défouloir de frustrations affectives ou professionnelles, les fameux haters sur les forums virtuels.
Les jeux et réseaux sociaux se substituent parfois à un déficit d’estime de soi : les avatars sont des représentations du « Moi » idéalisées, interchangeables, évolutives et surtout, les consommateurs se sentent plus forts que dans la réalité. Ils se créent au final des identités virtuelles qui les rassurent et qui réparent leurs blessures narcissiques.
La frontière de l’écran et la protection de l’anonymat peuvent aussi permettre une liberté de parole qui n’a peut-être pas d’écoute par ailleurs, la création de liens trop difficiles dans la réalité ou une compensation de relations interpersonnelles rompues ou ennuyeuses. De plus, le corps n’est plus engagé dans la relation avec un tiers virtuel et à distance : tous les fantasmes deviennent possibles. Chez les plus jeunes, la virtuosité de la maitrise des plateformes d’internet pourrait compenser le manque de contrôle de son propre corps en mutation ou de l’image qu’il renvoi (F. Marty « addiction adolescente au virtuel », Carnet psy), procurant ainsi un sentiment de légèreté et de toute puissance.
S’auto-évaluer : une prise de conscience
Le déni d’une addiction aux outils internet est courant : le temps passé sur l’outil est caché, minimisé, nié et l’usager n’a souvent même pas conscience qu’il s’agit d’une réelle addiction. Il sous-estime notamment les impacts négatifs sur sa vie, les dilemmes qui le traverse et la souffrance qui résulte de son addiction.
Pour pouvoir agir, le chemin commence le plus souvent par une prise de conscience. Des autotests existent pour permettre de s’évaluer sur une potentielle addiction. Par exemple, l’Internet Addiction Scale, dont les résultats positifs devront ensuite être discutés avec un professionnel de santé comme un addictologue ou un psychologue.
Comment faire pour prévenir et accompagner les cyberdépendances en milieu professionnel ?
Les pratiques addictives comportementales étant méconnues du grand public, encore trop peu de mesures de prévention sont mises en place, y compris dans les milieux professionnels.
Or les cyberdépendances présentent un risque réel pour l’entreprise puisqu’elles peuvent nuire à la fois à la sécurité/santé des travailleurs mais aussi à la performance/qualité : stress, épuisement physique et cognitif, syndrome anxiodépressif, inattention, erreurs, baisse de productivité, conflits interpersonnels, désengagement professionnel. D’où l’importance d’intégrer dans sa politique de santé des actions collectives de prévention, toujours ajustées aux spécificités de l’entreprise, avec l’implication active de toutes les parties concernées : CSE, services de santé et bien entendu direction et managers qui devront montrer l’exemple.
Il est donc primordial d’engager un dialogue en entreprise, de mettre des mots sur les cyberdépendances et les impacts privés comme professionnels. Il faut informer et changer les représentations erronées sur ces addictions pour favoriser des prises de conscience indispensables à l’accès aux soins. Une approche collective de prévention suppose qu’elle se déploie au niveau de l’ensemble des salariés, tous niveaux hiérarchiques, afin de lutter contre la stigmatisation comme :
Jacques Tardif définit les compétences psycho-sociales (CPS) comme un « savoir agir complexe mobilisant et combinant efficacement une variété de ressources internes et externes à l’individu selon la situation ». Elles peuvent être cognitives (résolution de problème, prise de décision, pensée critique et créative, conscience de soi), sociales (communication, affirmation de soi, gestion des conflits, assertivité, empathie, collaboration) ou émotionnelles (régulation des émotions et du stress, coping, confiance et estime de soi…).
Chez l’adulte expérimenté, les expériences passées ont pu renforcer ou au contraire affaiblir la mise en œuvre des CPS. Dans ce dernier cas, l’objectif sera d’aider les personnes à restaurer leurs CPS afin qu’elles puissent développer un pouvoir d’agir sur leur situation menacée par un comportement addictif. Il est donc important de prévenir les conduites addictives en développant ce trousseau de compétences en CPS dans les milieux professionnels grâce à un panel de formations structurées et des accompagnements spécifiques.